#8 participation

L’intention est une chose, mais c’est ce que l’ensemble des participants en feront ensemble qui importera le plus (ou des personnes concernées, des usagers, des spectateurs, selon le point de vue duquel on se place). Il est important, dans ce sens, d’accepter que les choses nous échappent, parce qu’elles ne nous appartiennent pas.

THÉÂTRETHÉÂTRE-FORUMATELIERS

Erica Letailleur

10/4/20244 min read

Cet après-midi, je vais animer un atelier de théâtre-forum avec Olivia Lucidarme. C’est une commande qui est venue d’un organisme de l’enseignement supérieur, dans le cadre de la formation de futurs travailleurs sociaux. Les étudiants seront très nombreux et j’ai proposé à Olivia de se joindre à moi. Nous avons donc co-construit une intervention.

Ce n’est pas le théâtre dont j’ai l’habitude. Peut-être même que c’est tout le contraire de ce dont j’ai l’habitude en tant que professionnelle. Peut-être même que c’est exactement l’une des formes de théâtre que je redoute le plus, en tant que spectatrice – du même coup, en tant que professionnelle aussi. Parce que je n’aime pas qu’on me demande mon avis pour tout et qu’on me pose dans un contexte où je me sens obligée de m’exposer pour dire ce que je pense sur un sujet imposé. Parce que je suis profondément convaincue que donner au théâtre une forme d’utilité sociale, c’est adapté, c’est pertinent, c’est intéressant, mais ce n’est pas ce pour quoi je pratique et j’aime le théâtre, tout simplement. C’est une affaire parfaitement personnelle.

Pourtant, aujourd’hui, j’anime un atelier de théâtre-forum.

Et je vais expliquer à ces étudiants futurs travailleurs sociaux, à quel point c’est important, et pertinent, et efficace, de recourir à cette forme de théâtre comme outil de participation.

Ce mot de « participation » me renvoie à une forme qui implique le public dans le spectacle, où les spectateurs deviennent acteurs. Cela me renvoie à la figure du Spect-Acteur d’Augusto Boal et tombe pile dans la thématique tu théâtre-forum. Le public peut intervenir dans le déroulement de l’histoire, faire des propositions pour transformer et résoudre une situation de conflit, débattre sur le sujet abordé dans la pièce, imaginer, co-construire et explorer un sujet de société. C’est précisément cet aspect que nous allons explorer aujourd’hui avec les étudiants, car c’est aussi justement en cela que le théâtre-forum est un outil du travail social, il me semble. C’est une modalité qui permet de mettre en œuvre les conditions de la participation, entendue comme « la participation citoyenne […] sur un pied d’égalité, de toutes les parties prenantes au processus décisionnel. Elle part des expériences individuelles pour construire une parole, un projet collectif et commun. » (PEPA, 2012).

Vue sous cet angle, la question de la participation devient intéressante et constructive car elle permet de mettre en lumière un point de jonction fondamental entre ces univers à la fois proches et éloignés que sont le travail social et la création théâtrale. Les mots sont toujours très importants. En construisant cette intervention, je prends conscience de la richesse et de l’intérêt que représente le croisement lexicographique, entre le vocabulaire de l’intervention sociale et celui de la création artistique. Cette question paradigmatique nourrit également l’esthétique dans laquelle nous nous situons pour l’intervention, qui est à la croisée des chemins du travail social, de la pratique théâtrale et de la formation.

Notre souci principal a été de permettre à tous les participants d’être actifs et impliqués, mais aussi et surtout de leur laisser la liberté de choisir leur niveau d’implication. Pour cela, il était très important d’éviter les écueils liés à la peur de prendre la parole en public, par exemple. Nous avons donc fait le choix de travailler sur l’une des modalités du théâtre-forum, que le Théâtre de l’Opprimé nomme le « théâtre-image » et qui est une forme de tableaux vivants sur un sujet donné. Cela nous demande un grand travail de préparation, allant du déroulé général de l’intervention (qui est, finalement, une mise en scène sur mesure, dans laquelle nous déroulerons un fil pédagogique et artistique), en passant par la définition de plusieurs petit canevas qui serviront de base à la création des tableaux-vivants par les groupes d’étudiants, jusqu’à la conception d’une simili scénographie fondée sur un balisage de l’espace avec des cartons de récupération et beaucoup de couleurs – parce que nous avons pensé que l’esthétique de l’ensemble de l’intervention était aussi importante à penser que le fond. Nous avons imposé un code couleur vestimentaire, créé des pancartes thématiques, proposé des accessoires imposés… tout cela compose un ensemble qui s’apparente à une création théâtrale, tout en gardant à l’esprit que le fond et l’essence de ce que nous ferons cet après-midi nous échappera en partie.

C’est aussi la mesure de la participation : l’intention est une chose, mais c’est ce que l’ensemble des participants en feront ensemble qui importera le plus (ou des personnes concernées, des usagers, des spectateurs, selon le point de vue duquel on se place). Il est important, dans ce sens, d’accepter que les choses nous échappent, parce qu’elles ne nous appartiennent pas. Et cela, c’est peut-être ce qui me semble le plus important, dans cette expérience. Je pense au « théâtre en rond » de Vsevolod Meyerhold, qui pose aussi la question de la relation au public sur le principe de l’égalité.